S'agirait-il d'un de ces embouteillages comme la capitale russe en connaît si souvent ?
Mais que peuvent bien être venus chercher les automobilistes dans ce coin perdu à une heure aussi avancée de la nuit ?
Une fois la voiture garée, une foule animée, hommes, femmes et quelques enfants, serviettes de bain à la main, se précipite vers le lac. Le croirez-vous ?
Dans la nuit noire et glaciale de janvier, alors que la température avoisine 25 degrés en dessous de zéro, ils sont venus se baigner !
Sur le lac gelé battu par une bise glacée, deux trous ont été percés.
Un petit pont et des échelles sommaires en bois ont été installés pour faciliter la trempette.
Une sono crache une musique nasillarde. Les postulants, nombreux, font la queue en maillot de bain sur la glace. Autour d'eux, les badauds se sont regroupés en une masse compacte.
Malgré le froid mordant, ils ne perdent rien du spectacle. Le torse bombé, les candidats à la baignade ne doivent pas montrer le moindre signe de défaillance. Aux yeux de la foule, ils passeraient pour des mauviettes, leur statut de moujik (homme) en serait à jamais terni.
Certains plaisantent, d'autres se donnent du coeur au ventre en répétant d'un air détaché que "la température de l'eau est bien plus chaude que celle de l'air". Les conseils fusent : "En sortant, il faut absolument se couvrir la tête et les pieds." Chacun attend patiemment son tour. Une femme persuade sa fille d'une dizaine d'années, passablement anxieuse, que "tout sera normal".
La file d'attente progresse vite. Il faut dire que la plongée dans les eaux glacées doit être très rapide, pas plus de 10 secondes, sinon on risque la congestion. Pour parer à toute éventualité, un homme grenouille, véritable colosse en combinaison orange, assiste à la scène aux côtés d'un sauveteur du MTchS (ministère des situations d'urgence) en valenki (bottes de feutre). Des équipes de sauveteurs ont été postées non loin de là. D'après leurs observations, avant minuit, rien qu'à Stroguino, 1 500 baigneurs ont été recensés.
En tout, 27 000 Moscovites ont goûté aux joies de la baignade glacée cette nuit-là, explique la presse russe. Selon le quotidien Kommersant du 20 janvier, il y avait deux sortes d'ablutions, "rustique" et "sophistiquée". Au country club de l'Hôtel Méridien, à Nakhabino, aux environs de Moscou, le cadre était beaucoup plus confortable mais il en coûtait 3 500 roubles (85 euros). En sortant de l'eau, les baigneurs ont crié : "La Russie se relève !", "La Russie en avant !", rapporte le journal.
Le trou dans la glace, découpé le plus souvent en forme de croix, s'appelle un iordan, en réminiscence du fleuve Jourdain où le Christ a été baptisé. En cette nuit d'épiphanie, à Stroguino, à Istra ou à Serebriany bor, les baigneurs se signent et plongent dans l'eau à trois reprises, en référence à la Sainte-Trinité.
Si, dans la tradition chrétienne occidentale, l'Epiphanie symbolise la visite des Rois mages à l'enfant Jésus, chez les chrétiens orthodoxes de l'Est, cette fête marque le baptême du Christ par saint Jean- Baptiste. Chaque année, de Vladivostok (Extrême-Orient russe) à Kiev (Ukraine), les Slaves commémorent l'événement en faisant les "morses", comme on dit dans la langue de Pouchkine. Il existe même un verbe, morjevat, qui désigne l'action de se baigner dans une eau glacée.
La cérémonie n'est pas religieuse à proprement parler. Il s'agit plutôt d'une tradition populaire en vigueur depuis des siècles. A l'époque du communisme, elle n'était guère encouragée. Revenue en force, elle conquiert de nouveaux adeptes chaque année. L'Eglise orthodoxe n'est pas contre, et il n'est pas rare qu'un prêtre assiste à l'événement.
Une fois le rituel achevé, il fera bon s'enrouler dans une serviette et siroter une tasse de thé brûlant ou avaler un petit "100 grammes" (un godet de vodka) d'un revers de coude. Mieux vaut boire "après, et non avant", a cru bon de recommander la police.
S'immerger dans les eaux glaciales des rivières, des lacs et des étangs, considérées comme bénites en ce jour saint, est spirituellement salutaire et, à ce qu'on dit, excellent pour la santé. "Si les gens se baignent par des températures pareilles, c'est qu'ils pensent que cela leur fera du bien. Sans doute seront-ils moins susceptibles de tomber malades que ceux qui vivent confinés", explique Liza, une jeune Moscovite.
Pendant des années, Liza a fait le "morse". Aujourd'hui mère d'une petite fille de quelques mois, elle était trop occupée pour prendre part à la baignade de l'Epiphanie 2010. D'après elle, l'immersion dans les eaux glacées procure "une sensation de choc" : il faut avoir le coeur bien accroché.
Un tel exploit physique peut aussi réserver des surprises : "En entrant dans l'eau l'année dernière, j'ai ressenti une violente douleur dans les pieds. J'ai bien cru qu'ils ne pourraient plus me porter tant ils étaient gelés, mais, finalement, tout s'est bien passé." On la sent nostalgique : "Après le bain, on ressent une telle énergie en soi qu'il n'est plus question de dormir."
En 2011, c'est sûr, elle s'y remettra.
Manuel
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