viernes, septiembre 09, 2011

All Blacks?


La Nouvelle-Zélande se qualifie parfois de «nation la plus jeune du monde» pour se donner une image de pays dynamique.
Il est vrai que la terre a été peuplée il y a moins de mille ans, et que les Européens n’ont commencé leur installation qu’il y a un siècle et demi.
Les nations, surtout lorsqu’elles sont diverses et que la langue n’est pas uniforme, ont besoin de se raconter une histoire commune pour exister.
«Les victoires reflètent les vertus positives de la nation», écrit Grant Jarvie, professeur des études du sport à l’université de Stirling, en Écosse.

«Le style de vie des gens – et les victoires elles-mêmes – sont susceptibles de consolider les idées des individus quant à une destinée commune».
Dans le cas néo-zélandais, il est question de rapport à la terre, de valeurs guerrières, d’honneur et de rugby. Les Kiwis parlent parfois de leurs All Blacks comme des «monuments que le pays n’a pas». Les joueurs sont le croisement des différents chapitres du roman national.
Richie McCaw, capitaine actuel de la sélection, déclarait:

«Notre terre relie toutes les cultures néo-zélandaises ensemble. Que vous soyez fidjien, maori, samoan, tongien ou européen, nous sommes tous de Nouvelle-Zélande et la terre sur laquelle nous nous dressons est la nôtre».

Il existe une croyance profonde que l’équipe est supérieure à tout, et que le paletot noir à la fougère argentée écrase les individus.
Il est à tous et relie tous les Néo-Zélandais entre eux, Pakehas (blancs) et Maoris.
«En 1987 (année du premier Mondial, joué en Nouvelle-Zélande et remporté par les Blacks, ndlr), nous étions connectés avec la nation, raconte Sean Fitzpatrick, alors jeune joueur et futur capitaine emblématique. Nous avions pu rencontrer les gens, passer du temps avec eux, dans des familles. Je me souviens d’un arrêt dans une école pour un entraînement, les enfants avaient fait leur haka le plus féroce pour nous. On savait pour qui on jouait! Et je crois que les All Blacks de cette année sentent cela aussi.»

Il y a 25 ans, le rugby est aussi devenu le lieu d’expression de la fierté maorie, particulièrement par la revitalisation du haka comme symbole fondamental des Blacks.
Et bien que les joueurs maoris de l’époque s’en défendent, la renaissance de ce symbolisme a été l’aboutissement d’un mouvement plus profond de revendications sociales des populations indigènes, axé sur la réappropriation des terres et la renaissance culturelle.
Les All Blacks et le rugby néo-zélandais ont été «maorisés» pour devenir encore plus fédérateurs après une profonde remise en cause du modèle longtemps dominant, celui d’une Nouvelle-Zélande masculine, blanche et rurale.

Glorification des pionniers et maorisation

Le rugby traîne avec lui l’image d’un sport d’hommes durs au mal, disciplinés, proches de la terre et prêts à se sacrifier pour l’ensemble. Une image caricaturée pour tenter d’en faire un outil de propagande politique.
Les fascistes italiens, le régime de Vichy, Ceaucescu et les théoriciens de l’apartheid ont tous voulu le dévoyer.
D’autant plus qu’il permet aux hommes d’expurger leur excès de virilité, voire de régler quelques comptes.

Une activité bien pratique pour un pays de «terriens» comme la Nouvelle-Zélande.
Relativement peu peuplé, Aotearoa est en revanche une puissance agricole internationale.
John Nauright, universitaire américain auteur d’une étude sur le rugby kiwi, remarque:

«Bien que les joueurs viennent le plus souvent des grands centre urbains, les images qui ont entouré le rugby néo-zélandais, notamment celles de l’équipe nationale des All Blacks, ont nourri une puissante construction imaginaire positionnant le centre de l’identité néo-zélandaise dans la ruralité. Des éléments conservateurs promeuvent aussi les anciens et résistants héros du rugby comme autant de modèles de ce que devrait être un vrai «type kiwi». Le stéréotype du héros est incarné par Colin Meads, légende de l’équipe des All Blacks des années 1960. Meads a grandi dans une région d’élevage de moutons et est devenu l’un des plus grands avants du rugby. Il représente l’essence du Néo-Zélandais conservateur idéal: un éleveur de mouton et un joueur de rugby victorieux

Colin Meads a été choisi cet été comme plus grand joueur de l’histoire du pays par le New Zealand Herald, quotidien de référence, bien qu’aucun des journalistes du service des sports ne l’ait probablement jamais vu gonfle en mains.
Et sa parole est relayée avec toute la déférence possible.

C’est la tournée des Springboks sud-africains en 1981 qui marque le paroxysme de la crise identitaire du rugby kiwi. John Nauright écrit:

«Des groupes de femmes s’en sont pris au rugby censé accroître leurs travaux domestiques, et des groupes de maoris ont protesté, en faisant remarquer que la Nouvelle-Zélande souffrait aussi du racisme. A l’époque, les responsables de la fédération n’hésitaient pas à sacrifier les joueurs maoris pour maintenir leurs relations avec le régime de l’apartheid. Les menaces sur le rugby sont apparues avec la qualification de l’équipe nationale pour la phase finale de la Coupe du monde de football en 1982, qui a fortement rehaussé l’image populaire d’un football rassembleur de la jeunesse.»

Le succès du Mondial de 1987 marque le début d’une nouvelle ère: les forces de résistance sont incorporées dans le monument national, et la surdomination du rugby sur toutes les activités sportives reprend son cours.

Si le vecteur communautaire s’efface, la vitalité rurale demeure, que l’on soit Pakeha ou Maori.
«Les parents se donnent à fond» relève Denise Hein, professeur de sport et manager de l’équipe de rugby du lycée de Forest View de Tokoroa.
«Le rugby est un lien important dans la communauté et aussi un bon moyen d’éduquer les enfants.»

Sans oublier que les autres activités ne sont pas légion.
Tokoroa, un coin paumé de 15.000 âmes dans le fin fond du Waikato, océan de prairies à vaches et à moutons, sera pourtant représenté par cinq joueurs lors de la Coupe du monde, sous quatre maillots différents. Les All Blacks Keven Mealamu et Richard Kahui, le Fidjien Nicky Little, l’Australien Quade Cooper et l’Irlandais Isaac Boss y ont touché leurs premiers ballons.
Tous, à l’exception de Cooper, y reviennent souvent, nous dit-on.
Sans oublier Henry Paul, ancien international néo-zélandais à XIII, anglais à XV, et aujourd’hui entraîneur-adjoint de la Russie.

Une «porte de sortie» pour les jeunes polynésiens

La Nouvelle-Zélande, comme tous les pays riches, se pose la question de l'intégration des immigrants.
Ils sont plusieurs dizaines de milliers, issus des îles du Pacifique, installés depuis une ou deux générations.
«Le rugby peut maintenir ces jeunes éloignés de certains problèmes et leur fournir une opportunité de sortir de là où ils sont, explique Tana Umaga, premier capitaine All Black d’ascendance polynésienne. Le sport peut devenir une opportunité pour s’extirper de son quartier et gagner de l’argent pour sa famille. Il y a beaucoup de pression sur certains enfants pour qu’ils s’en servent comme d’une porte de sortie, pour eux et leurs familles. Les enfants des îles du Pacifique sont bâtis pour les sports de combat, mais le problème c’est que tout le monde ne peut pas atteindre son rêve. Il faut se servir du sport pour éduquer ces gamins, parce que les carrières ne durent pas longtemps», développe Umaga, actuellement entraîneur-adjoint des Counties-Manukau, la province qui regroupe les banlieues sud d’Auckland, à très forte population polynésienne.
Beaucoup de professionnels sortent de ces quartiers, à XV comme à XIII.

Comme en France, dans une certaine mesure, le sport, et donc le rugby, sert de palliatif à un ascenseur social un peu grippé.
Les statistiques montrent que les Maoris et les jeunes polynésiens sont plus nombreux à être déscolarisés, sans emploi, et à bénéficier des aides sociales.
«Je ne veux pas croire que dans ce pays, il y ait des discriminations selon la couleur de la peau», témoigne Wayne «Buck» Shelford, Maori et ancien capitaine des Blacks.
Pour lui, les inégalités viennent davantage d’un manque d’éducation que de préjugés raciaux.

«Après, c'est sûr que certains employeurs auront plus de mal à embaucher quelqu’un avec un moko (tatouage facial traditionnel) qui s’étendrait sur tout le crâne».

Une autre question pourrait bientôt émerger, celle de la place des Asiatiques en Nouvelle-Zélande.
En 2016, ils représenteront le quart des habitants d’Auckland, soit autant que les Polynésiens.
Des étudiants ou des migrants de première génération qui ne semblent guère s'enthousiasmer pour le rugby. Une sorte de nouvelle frontière et de nouveau défi.

Premier produit d’exportation non-comestible

Fruits et légumes, vins, viandes, la production locale se vend bien à l’étranger.
On ne parle pas seulement des 35 millions de moutons. La coopérative laitière Fonterra fixe les prix sur les marchés internationaux et traite d’égal à égal avec Nestlé. Tout en payant plutôt bien ses 10.000 fermiers-actionnaires. 8% de la population active travaille encore dans le secteur primaire, soit plus deux fois plus qu’en France (moins de 3%). La force de la Nouvelle-Zélande est dans sa terre et dans ses eaux.
Mais, à bien y réfléchir, si l’on enlève l’agneau, la laine et les kiwis, que reste-t-il de l’idée qu’on se fait de ce pays à l’étranger?
Le Seigneur des anneaux et les All Blacks.

Or, mauvaise nouvelle, les hobbits n’existent pas. Bryan Williams, président de la fédération, confie:

«Dès que je vais à l’étranger, on me parle des All Blacks, y compris dans des pays où on ne s’intéresse pas au rugby. Il est certain que nos joueurs sont nos meilleurs ambassadeurs.»

A part l’explosion de la production laitière, la marchandisation des All Blacks est probablement la plus belle réussite commerciale de la Nouvelle-Zélande.
«Quand je voyage, on me dit haka, maillot noir, Steinlager», sourit Buck Shelford, en référence à la bière locale, partenaire commerciale de la sélection depuis le début des années 90.
Petit pays, la Nouvelle-Zélande est prompte à se souder derrière ses quelques productions d’envergure, dont les rugbymen pros, par centaines.

Il faut dire que les occasions de rayonner sur la scène internationale ne sont pas légion.
La Nouvelle-Zélande a cultivé très tôt son avantage comparatif dans le rugby. Dès 1905, lors de la tournée en Europe des "Originals", les premiers All Blacks officiels, les joueurs kiwis font la preuve de leur talent.
Un savoir-faire développé par les populations autochtones (les Maoris pratiquaient un jeu de ballon, le ki-o-rahi, avant même l’arrivée des Européens) et les colons britanniques, qui jouent le premier match officiel en 1870, à Nelson. John Nauright souligne:

«Le mythe du sport et de la guerre a été incarné par le capitaine des Blacks de 1905, Dave Gallaher, tué sur un champ de bataille lors de la Première guerre mondiale. Les succès ultérieurs et la rivalité avec l’Afrique du sud pour la suprématie sur le rugby mondial ont montré qu’il y avait bien un domaine où les Néo-Zélandais pouvaient être meilleurs que n’importe qui».

«A l’évidence, les All Blacks sont les principaux représentants du rugby mondial et ils sont parvenus à croiser avec succès les racines nationales traditionnelles avec la culture populaire de la consommation sportive, poursuit l’universitaire. Sans surprise, des répliques de leurs maillots sont portées au Japon, en Europe et en Amérique du Nord, en raison de l’attractivité et de la spécificité d’un tel logo, de l’exotisme de la Nouvelle-Zélande et de la cible mondiale visée par le partenaire commercial Adidas. La mise en valeur de la popularité croissante des All Blacks provient aussi de l’excellence sur le terrain lui-même et de l’émergence d’un style particulier dans la manière de jouer comme de se conduire en dehors des stades

Les All Blacks seraient donc plus que jamais des rouages de l’industrie du spectacle.

François Mazet et Sylvain Mouillard

Manuel
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